PROJECTION DU FILM DE MARCEL OPHULS « LE CHAGRIN ET LA PITIÉ »

 SAMEDI 28 SEPTEMBRE 2024

9 heures-17 heures

Cinéma Grand Écran Vichy

Projection du film de Marcel Ophuls

Le chagrin et la Pitié.

Chronique d’une ville sous l’occupation, Clermont-Ferrand

Suivie d’un débat en présence de Simon ROZEL, doctorant à Paris 1 Sorbonne

LE CHAGRIN ET LA PITIÉ

LE RÉALISATEUR :

Marcel OPHÜLS : Fils du cinéaste et metteur en scène de théâtre Max Ophuls, il est né en Allemagne en 1927. Sa famille s’exile en France en 1933, puis aux Etats-Unis en 1941. Après avoir été GI au Japon, il revient en France en 1950, il devient l’assistant de Julien Duvivier, puis de son père, notamment pour Lola Montés en 1955. Il travaille à l’ORTF qu’il quitte en 1968 et  se consacre ensuite surtout au documentaire historique : Munich ou la paix pour cent ans en 1967, Le Chagrin et la Pitié en 1969, Memory of Justice (le procès de Nuremberg) en 1976, Hôtel Terminus  (Klaus Barbie) en 1978, November Tage en 1991, Veillée d’armes (Sarajevo)  en 1994, Un voyageur en 2013.

LE FILM ET SA RÉCEPTION :

Il est réalisé en 1969 avec l’aide d’André Harris et Alain de Sedouy. Son sous-titre est « Chronique d’une ville française sous l’Occupation ». Si les auteurs ont fait le choix de Clermont-Ferrand, le film n’est pas une chronique d’histoire locale ; la capitale auvergnate n’est souvent qu’un  prétexte à un propos plus général, notamment dans sa première partie. Commandé par la télévision suisse, avec participation de la télévision allemande, monté à Hambourg, il rencontre un certain succès public à sa sortie en 1971 (600000 spectateurs en salle), mais l’ORTF refuse de le diffuser, sans aucun doute à la demande des plus hautes autorités de l’Etat. Cette interdiction ne fait qu’amplifier son succès ; il devient bientôt un film culte, perçu dans l’opinion comme une référence désormais incontournable pour qui voudrait s’informer sur les comportements des Français en période d’occupation. Il suscite pourtant de vives critiques, peu entendues, venant notamment de Simone Veil qui parle d’ « un film pernicieux », et de Germaine Tillion qui affirme que « de ce film se dégage l’idée d’un pays hideux. Le profil n’est pas ressemblant ». Ce n’est qu’en 1981 qu’il est diffusé sur les chaines de la télévision publique, avec un record d’audience.

Ce succès s’explique aisément par plusieurs facteurs :

  • le contexte d’après 1968 qui voit les jeunes générations remettre en question l’héritage de leurs ainés et notamment leurs récits mémoriels. La volonté affichée par Ophüls de montrer des pans méconnus des années noires et, ce faisant, de démystifier un légendaire héroïsant, abondamment propagé depuis 1945, notamment dans les milieux gaullistes et communistes par le biais des commémorations, rencontre cette attente d’un discours neuf au sein des jeunes générations.
  • Un nouveau contexte historiographique se met en place depuis la fin des années soixante. Les travaux qui faisaient plus ou moins autorité jusque-là, par exemple ceux de Robert Aron (Histoire de Vichy, 1954), sont fortement remis en cause, dès 1967 par Eberhardt Jäckel (La France dans l’Europe de Hitler, 1966, traduit en français en 1968) et surtout en 1972 par Robert Paxton, (Vichy France ; Old guard and new order ; La France de Vichy, Seuil 1973).

Le film devient alors un film référence, un passage obligé pour qui veut s’informer sur les comportements collectifs entre 1940 et 1944. Il s’impose même dans les programmes scolaires au début du XXe siècle comme une sorte de repère historiographique et mémoriel majeur. Il contribue à la diffusion d’une sorte de vulgate (l’expression est de Pierre Laborie) qui, sans excès de nuance, ni souci de la complexité historique, propage l’idée selon laquelle, finalement les Français, dans leur immense majorité n’auraient pas été d’esprit résistant, mais se seraient montrés attentistes, accommodants ou indifférents. La volonté d’Ophüls de combattre une vulgate, celle de l’héroïsme des Français, aboutit paradoxalement à la création d’une autre vulgate, opposée, celle d’un peuple veule et lâche. Françoise Giroud, sans grand souci du sens des mots, s’en fait la porte-parole lorsqu’elle affirme « La France dans son immense majorité a été pétainiste, c’est-à-dire veule »            (L’Express, 3 mai 1971).

LE FILM VU DE 2020 :

Depuis cinquante ans, Le Chagrin et la Pitié ne cesse de faire débat dans les médias et de nourrir les discussions des historiens. Il a suscité une multitude d’articles, de livres, et par le phénomène classique du commentaire sur le commentaire,  a conduit certains à voir dans le film ce qu’ils pensent y figurer plutôt que ce qui s’y trouve véritablement, ce qu’ils ont intériorisé comme y figurant, sous l’effet de propos répétés par l’opinion commune, sans plus de vérification. Le film semble avoir échappé à son auteur, par un effet d’emballement qui a conduit au fil des années, en fonction des évolutions du contexte culturel et des attentes de la société, à imposer une forme de prêt à penser, une histoire légitimée par le discours commun répété à l’envi, sans que soient toujours assurées les prémisses de ces affirmations ni que les concepts soient interrogés. L’on peut parfois se demander si tous ceux qui parlent du film l’ont vu ou revu récemment : ainsi, tel historien affirme que De Gaulle serait absent du film et que son nom ne serait même pas prononcé. Or, la partie 2 consacre plusieurs minutes à la France libre et reprend même une partie d’un discours de Gaulle. D’autres affirment que la Résistance y serait maltraitée, alors même qu’une longue place est faite aux frères Grave, à Coulaudon, à Mendes France, à Bidault, à d’Astier de la Vigerie, dont les propos sont mis en valeur avec force.  Le film est donc accusé d’avoir contribué à substituer un récit coloré en noir à une légende rose, de déconsidérer la résistance, de donner une place excessive à des phénomènes minoritaires (par exemple le long entretien avec Christian de La Mazière, engagé dans la division Charlemagne).

Certes, nombreux sont les historiens qui mettent en avant les omissions graves du film. Centrant son propos sur une ville, Clermont-Ferrand, il s’en écarte souvent, prend insuffisamment en compte la chronologie, laisse passer quelques erreurs factuelles gênantes : Pierre Mendes France présenté de façon répétée comme président du Conseil en 1939-1940, la place de Jaude devenue la place des Jaudes) ; le couplage texte-image est parfois pris en défaut et les documents d’archives ne sont ni sourcés ni datés. Surtout, Ophüls – et l’on ne peut croire qu’il s’agisse d’un oubli- omet de parler d’évènements fondamentaux qui se déroulèrent dans la capitale auvergnate censée, selon le titre du film, être l’objet d’étude : rien sur le repli de l’Université de Strasbourg, les activités de résistance qui s’y organisent, rien sur les rafles qui la déciment, notamment celle du 25 novembre 1943 (on ne peut que s’étonner que des nombreuses heures de tournage sur ce sujet, rien n’ait été retenu dans la version finale). Rien non plus sur la résistance par sabotage au sein des usines Michelin, pas plus que sur les activités clandestines au sein du journal La Montagne. Rien non plus sur la création à Clermont-Ferrand, dans un restaurant de la place de Jaude, du mouvement Libération-Sud, notamment avec Lucie Aubrac, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Jean Cavaillés. Claude Lanzmann, résistant à Clermont, reprochera ces oublis à Ophüls, ce qui contribua à éloigner les deux amis l’un de l’autre. D’un strict point de vue factuel, le film est donc très incomplet et sans aucun doute réducteur, ce que montre sans ambiguïté l’historien américain John Sweets en 1996 (Clermont-Ferrand à l’heure allemande, Plon, 1996). Mais, on remarquera qu’Ophüls affirme avec force ne pas avoir voulu faire un travail d’historien, ni donner une interprétation (d’où l’absence de commentaire off ; le film suggère plus qu’il n’affirme). Il n’a d’ailleurs jamais voulu travailler avec des historiens pour ses documentaires.

Sans doute, en donnant à Christian de La Mazière une place importante, Ophüls a-t-il mis l’accent sur un aspect peu développé dans les années cinquante et soixante, un engagement pro-allemand allant jusqu’à l’entrée dans la Waffen SS.  Mais, en lui accordant une telle importance, qui montre que les comportements collectifs ne se sont pas limités à une geste résistante héroïque, il réduit implicitement celle-ci à une minorité, voire à la marginalité (si l’on suit les propos prononcés par D’Astier de la Vigerie), et renvoie par des exemples parfois caricaturaux la masse de la population à une forme d’indifférence et d’individualisme à courte vue  (l’entretien avec Géminiani par exemple). L’idée que non seulement la Résistance était minoritaire, ce que tout le monde admettra, mais que, pour une part, elle reposerait sur un mythe, c’est-à-dire un légendaire, revient en fait à la déconsidérer et à remettre parfois en question la réalité des actions de ses membres. A l’inverse, l’idée que la majorité des Français aurait été attentiste ou accommodante à l’Occupant, devient une vérité admise sans plus de questionnement.

C’est contre cette nouvelle vulgate que Pierre Laborie publie en 2011  Le Chagrin et le Venin (Editions Fayard). Il y affirme que, confondant l’opinion des Français avec la fièvre commémorative des officiels, l’on a sans aucun doute surévalué la force de la légende rose et du mythe résistantialiste dans les années cinquante et soixante, surévaluation qui contribue à accentuer l’impression de rupture brutale dans le récit mémoriel des années soixante-dix.

Il insiste sur la complexité des comportements individuels et collectifs au cours des années d’occupation. Contrairement à ce qui est affirmé parfois avec la force de l’habitude à partir d’une lecture convenue du Chagrin et la Pitié, les Français ne furent jamais majoritairement pétainistes, même s’ils furent longtemps maréchalistes. Cette dernière attitude put, quant à elle, conduire à des formes d’engagement fort divers, voire opposés. L’on sait également que la collaboration suscita d’emblée et de façon durable un rejet de la grande majorité de l’opinion. Enfin, si la Résistance, au sens d’un engagement actif contre l’occupant et ses soutiens, transgressif de l’ordre établi, en toute conscience du sens de l’action et des risques encourus, fut assurément le fait d’une minorité, son action ne put se déployer que grâce à des solidarités, à un ancrage social en progression de 1941 à 1944 dans une opinion qui, tout en ne s’engageant pas dans l’action directe, la soutint, voire lui apporta son aide. La Résistance ne peut donc se limiter à des parcours individuels de personnes en marge, comme l’affirme d’Astier de la Vigerie ; elle est un phénomène collectif (« ces mille fils confiants dont pas un ne devait rompre » dont parle René Char dans Les feuillets d’Hypnos et auxquels il dut d’être sauvé) et ne peut croitre que par un ancrage social qui se développe en 1942-1944, ce que le film ne montre guère.

L’attentisme, dont on crédite les Français à partir d’une lecture sans doute excessive du Chagrin et la Pitié, à partir de cas singuliers qui ne peuvent avoir valeur générale, n’est donc pas nécessairement synonyme de passivité et ne signifie  pas une acceptation de l’ordre imposé ; il peut résulter de motivations multiples : certes arrangements plus ou moins contraints par les nécessités de la vie quotidienne, suivisme, souci de durer, peur, résignation, mais aussi dignité et repli sur « Le silence de la mer », non consentement, désobéissance tacite, refus silencieux, parfois soutien ponctuel à ceux qui contestent l’ordre établi. Dans un contexte évolutif, l’analyse des opinions ne peut dont se résumer à un schéma binaire, résistants-collaborateurs, héros-lâches et doit être envisagée au travers de la complexité, de l’ambivalence, du « penser-double » et du « vivre-double ».

Au-delà des vulgates, roses ou noires, héroïsantes  ou accusatrices, est donc venu le temps de l’analyse distanciée. Cinquante ans après sa sortie, Le Chagrin et la Pitié, dont l’importance n’est pas niable, apparait comme un film daté (Ophüls lui –même affirme qu’il est fait pour les Français de 1969, pas pour ceux de l’an 2000), en même temps symptôme et vecteur d’une nouvelle mémoire, qui ne s’est jamais voulu un travail d’historien, mais l’œuvre d’un cinéaste qui entend proposer un spectacle, par un montage habile usant souvent de l’implicite, voire du clin d’œil, ne se privant pas parfois de tendre des pièges à ses interlocuteurs (l’interview de Marius Klein). Il témoigne donc  au moins autant des questionnements de son auteur et de son époque qu’il ne décrit scientifiquement la réalité des comportements collectifs en temps d’occupation à Clermont-Ferrand.